Allende texte

ALLENDE

Le onzième jour de septembre
A Santiago
Sous les ruines de la Moneda
Dans le fracas des bombes
Disparaissait Salvador Allende
Président du Chili
Et socialiste légal

Le temps de l’éclair
D’une rafale de fusil-mitrailleur
Tirée par lui-même
A suffi
Pour disperser sur les murs
Un cerveau de génie
Le cerveau d’un homme qui avait bâti
Minute après minute
Jour après jour
Année après année
Cette idée nouvelle en son temps :
Le socialisme légal

Pleurez Fidel
Et pleurez Guevara
Pinochet vous a donné raison
Ce jour de septembre
Pas de révolution sans violence
Pas de révolution sans violence

Le onzième jour de septembre
La planète
Découvrait au réveil
En noir et blanc
Ces images irréelles des tanks
Des avions lâchés
Autour de la Moneda
Crachant le feu
La trahison
Sur des fantômes
Des humains non visibles
Des amoureux
Précipités en enfer

Pleurez mes yeux
Pleurez mon enfance
Pleurez mes jeux, mon innocence
Ils nous ont pris Allende

Pleurez ces mots
Qui n’ont plus de sens
Pleurez l’amour et l’insouciance
Ils nous ont pris Allende

Le onzième jour de septembre
Je m’endormais
Tu prenais l’avion pour New York
C’était l’été
On roulait dans un van
Je conduisais
Il y avait, contre tes pieds
Un chat tigré

Et tout d’un coup dans un virage
Chat-tigre a sauté
Par-dessus le carreau baissé
C’était l’été
C’était l’été…

Tu t’es retrouvée au volant
Et moi dehors
Tu m’as dit « je suis en retard »
Le van s’est évanoui
Et je suis resté là
Suivant des yeux Chat-tigre
Qui s’éloignait
Il y avait un homme
A mes côtés
Lunettes et pardessus râpé
J’ai dit « qui êtes-vous ?
– Je suis médecin
Et mes patients m’attendent
Ils sont si nombreux
Que je ne sais comment me rendre
A leur chevet
A leur chevet…

J’ai dit « je voudrais vous aider »
Lui : « vous le pouvez
Prenez ceci, monsieur
S’il vous plait »
L’inconnu me tend une boîte
Noire et carrée
J’ai dit « que faire de cette chose ?
– Comme vous voudrez…
– Qui êtes-vous, quel est votre nom ?
– Allende.

De nouveau dans le van
Tu conduisais
La petite boîte en velours noir
Contre mes pieds
Tu m’as dit « j’ai raté l’avion »
J’ai répondu « peut-être »
Et puis j’ai vu Chat-tigre, au loin
Derrière quatre hommes

L’un d’eux s’est approché de moi
C’était Richard Nixon… Richard Nixon…
« Ce onze septembre est un grand jour
Un coup porté : un coup au but
Nous – débarassés pour toujours
De ce fils de pute »
J’ai dit « vous parlez d’Allende ? »
Ils ont tous ri
D’un rire amer
D’un rire amer, et puis…
Henry Kissinger a dit :
« Vous êtes jeune, my boy
Un jour vous comprendrez… »
J’ai dit « vous êtes la CIA ? »
Ils ont souri
Sans commentaire
Sans commentaire
Nixon a dit « vous voulez savoir ? »
Eh bien courez, suivez Chat-tigre
Suivez Chat-tigre, my boy
Suivez Chat- tigre… »

Dix-neuf-cent-quatre-vingt-un
Paris, la nuit
Le dix du mois de mai
La folie
Un tournant, boul’vard St-Michel
Quartier Latin
Tu m’as dit « quelqu’un nous fait signe ! »
Je me suis jeté dans la foule

Je l’ai rejoint
Ma boîte à la main
En criant « qui êtes-vous ?
Quel est votre nom ?
– Je m’appelle François Mitterrand
Est-ce que vous l’avez vu ? »
J’ai dit : « vous parlez d’Allende ? »
Il était gêné
« Il y a des noms
Qu’il n’faut pas dire
Même aujourd’hui
Et même ici… »
J’ai dit : « je m’en fous de tout ça
Je cours après mon chat !
– Un chat tigré ?
Je l’ai vu déjà. Vous avez la boîte ? »
Il s’éloignait
Moi j’ai crié
« Ce dix mai n’est pas un grand jour ? »
Il dit « je ne sais pas
De quoi vous parlez
Prenez soin de la boîte
Prenez soin de la boîte, au moins
Prenez soin de la boîte… »

Le dixième jour de mai 2007
Je m’endormais
Un gosse a crié dans la foule
Et tout a bougé
D’un coup j’étais au volant
C’était New York
Malgré le soleil qui m’aveuglait
J’ai reconnu Chat-tigre

Et j’ai couru                                                                Et j’ai couru
J’ai couru dans la foule
La foule de New York

Mon souffle s’est amoindri
Peu à peu
Mes pieds ont ralenti
Les gens bougeaient de façon étrange
Tout se figeait, tout se figeait
Je suis arrivé sans savoir
Au cœur de Manhattan
Au seuil de l’endroit maudit

Tout était noir
Il y avait là
Un terrain vague immense
Une clairière absurde
Tout en silence
J’ai traversé l’air glacé
Du onzième jour de septembre
De l’année 2001

C’étaient trois-mille tombes, peut-être
Sous des drapeaux
Américains
Trois-mille tombes à ras de terre
Qui s’effaçaient
Dans le matin
J’aurais voulu savoir
Demander pourquoi
Mais j’étais seul
Personne
Et comme je serrais la boîte
Au bout de mes doigts
J’ai senti, minuscules
En relief, au bout de mes doigts
Ces quelques mots écrits
Sur la boîte
En relief au bout de mes doigts
Au bout de mes doigts…

« Ici demeurent
Trois mille de mes compagnons
Disparus du Chili
Entre le onze septembre
Dix-neuf-cent-soixante-treize
Et aujourd’hui »

J’ai longé, sans les toucher
Les tombes à demi-effacées
Tout au bout Chat-tigre attendait
Sous un panneau… Un panneau fléché

J’aurais voulu
M’asseoir
Ne plus savoir
Mais il était trop tard

Sur le panneau
On pouvait lire
« VINA DEL MAR »
J’ai suivi la flèche…

Il y avait une place
Avec une plaque
En espagnol
« PLACE DES MARTYRS
DU 11 SEPTEMBRE, ANNEE 73 »
J’ai suivi la flèche…

Il y avait un mur effondré
Avec écrit, en espagnol
« CIMETIERE DE SANTA INES »
J’ai suivi la flèche…

Il y avait trois tombes
Identiques, au bout du chemin
Sur la première dormait Chat-tigre
Face au soleil
Dans le matin

Sur la deuxième
Il y avait un voile

Sur la troisième
Il n’y avait rien

Sur les tombes
On pouvait lire
Trois épitaphes
En espagnol :

« SALVADOR ALLENDE
Médecin
Camarade-président du Chili
Pour l’Eternité »

« AUGUSTO PINOCHET
Général de la honte
Enseveli sous le drap noir de la trahison
Pour l’Eternité »

« NOM ILLISIBLE »
Président des Etats-Unis
Commissionnaire de la CIA
Commanditaire du 11 septembre
(Année illisible)
Et fils de pute… Fils de pute…
Pour l’Eternité »

La petite boîte s’est entr’ouverte
A l’intérieur
Il y avait…

Une montre.

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